PROLOGUE
MARS

Juillet 2168

 

Bellington Wace Arnold, président de l’Arnold Interplanetary, Inc., arriva tard à son somptueux bureau. Par-delà la fenêtre du dernier étage et le dôme piézoélectrique de Lowell City, le soleil était déjà haut sur l’horizon de Mars. Aujourd’hui, il n’y avait pas beaucoup de poussière. Le ciel n’était que faiblement rose, et Arnold pouvait voir jusqu’au spatioport et sa vilaine pagaille.

« Système en marche. Messages.

— Oui, monsieur Arnold. Cinq messages. » Cela signifiait cinq transmissions « rien que pour vos oreilles » ; l’équipe d’Arnold devrait s’occuper de tout le reste. L’écran mural s’alluma. Tout en écoutant, Arnold s’installa à son bureau et parcourut les listings que sa secrétaire avait estimés assez importants pour qu’il les lise attentivement. Le fauteuil, suffisamment large pour accueillir son impressionnante corpulence, était en cuir importé de la Terre, provenant de veaux génétiquement modifiés afin de produire des peaux gris-bleu, sa couleur favorite.

Les quatre premiers messages ne nécessitaient pas la totalité de son attention, même si deux d’entre eux impliquaient des transactions d’un milliard de crédits. On se faisait pas mal d’argent en temps de guerre, si l’on savait comment s’y prendre. Plus le conflit avec les Faucheurs durerait, mieux se porterait l’Arnold Interplanetary.

La cinquième transmission lui fit lever les yeux. Il n’y avait rien à voir ; le message était uniquement vocal.

« Enregistrement du cockpit, numéro d’enregistrement de l’appareil personnel 14387, date de la transmission 3 juillet 2168. » Hier.

Puis la voix du fils d’Arnold, Laslo Damroscher : « Ça d’vrait pas êt’ là. »

Lentement, sans raison, Arnold se leva de son coûteux fauteuil. Tout son corps grand et fort se tendit.

Laslo avait reçu l’appareil en cadeau pour son dix-huitième anniversaire. Arnold savait qu’il n’aimait pas son fils. Il était difficile d’aimer Laslo, un faible pleurnichard qui se laissait facilement mener par le bout du nez. Étrange progéniture pour un Bellington Wace Arnold, mais il ne l’avait pas fait tout seul. Pour ça il faut toujours être deux.

Arnold avait d’autres fils légitimes, plus intéressants. Pourtant, il donnait tout ce qu’il fallait à Laslo, même si l’idée que ce garçon pouvait avoir besoin d’argent était risible. Il était l’unique héritier de sa mère.

Il lui semblait utile de savoir où Laslo se rendait avec son avion, et ce qu’il faisait en route. C’était le moyen d’éviter tout danger, ou embarras, ou procès. À cette fin, l’appareil avait été équipé, en cachette, d’un enregistreur-émetteur automatique en continu. Un programme intelligent signalait et transmettait seulement les enregistrements qui répondaient à certains paramètres. Aucun de ceux-ci ne se rapportait à quelque chose de bon.

« Ça d’vrait pas êt’ là. » La voix de Laslo, très ivre.

« Qu’est-ce qui ne devrait pas être là ? » Un autre jeune homme, l’air un peu moins ivre. « C’est juste un astéroïde.

— I’ n’est pas censé êt’ là. Passe-moi un aut’ verre.

— Il n’y en a plus. Tu as bu le dernier, espèce de porc.

— Plus d’champagne ? Autant rentrer à la maison.

— Juste un astéroïde. Nondeux astéroïdes.

— Deux ! » s’exclama Laslo avec une jubilation qui ne rimait à rien.

« D’où viennent-ils ? Ils ne sont pas censés être là. Pas d’après l’ordinateur.

— C’est le problème de personne. La gravité. Fout la pagaille. Jupiter.

— Tirons-leur dessus !

— Ouais ! » cria Laslo, et il hoqueta.

« Quelle sorte d’armes tu as sur ce truc ? Pas de canon, probablement. Un putain d’avion pour le plaisir d’un gosse de riche.

— Y en a… j’y ai fait met’ des canons. Papa l’sait pas. C’est illégal.

— Tu es un sacré atout, Laslo.

— Putain, c’est vrai. Maman l’sait pas non plus. Les canons.

— Tu en es sûr ? Il n’y a pas beaucoup de choses que ta célébrité de mère ne sait pas. Ou ne fait pas. Bon dieu, ce corps qu’elle a, je l’ai vue dans un vieux

— Ta gueule, Conner, dit Laslo avec violence. Ordinateur, activepeux plus me rappeler le mot

— Activation des armes. Bon dieu, Laslo. C’est TOI qui dois le dire. C’est réglé sur ta voix.

— Activation des armes !

— Hé, un message qui vient de l’astéroïde ! Y a des gens ! Peut-être qu’il y a des filles. »

« Vous approchez d’une zone strictement interdite, dit une voix enregistrée. Quittez immédiatement cette zone. »

« Ils ne veulent pas de nous, dit Conner. Tire-lui dessus !

— Attendspeut-être que…»

« Vous approchez d’une zone interdite. Quittez immédiatement cette zone. »

« Putain de serpents, dit Conner. Descends-les !

— Je

— Putain de trouillard ! »

« CECI EST NOTRE DERNIER AVERTISSEMENT ! VOUS AVEZ ENVAHI UNE ZONE STRICTEMENT INTERDITE ET TRÈS DANGEREUSE ; PARTEZ IMMÉDIATEMENT OU NOUS FAISONS FEU SUR VOTRE APPAREIL ! »

Alors, une quatrième voix, parlant rapidement, dit : « Appareil inconnu… SOSAu secours ! Je suis retenu prisonnier ici – c’est Thomas Capelo –. »

Une plainte stridente, très brève.

« Fin de l’enregistrement signalé, dit le système d’Arnold. Transmission complète. »

Arnold resta debout au milieu de son bureau silencieux. Il essayait de penser d’une manière factuelle, méthodique, sans hâte.

L’impulsion électromagnétique portant la dernière conversation à bord de l’avion avait dû voyager à la vitesse de la lumière vers le satellite enregistreur de données en orbite lointaine, et Mars en avait des milliers. Là, l’information avait été cryptée et relayée vers Mars par des satellites plus proches. Elle ne lui avait fallu que quelques minutes pour arriver la nuit dernière, pendant qu’Arnold dormait. La transmission avait dû voyager devant l’onde choc. La brève plainte qu’il avait entendue à la fin devait être un vaporisateur de protons.

Laslo Damroscher était mort.

Arnold ne pouvait pas blâmer celui, quel qu’il fut, qui avait abattu Laslo. Ce dernier s’était trouvé où il n’aurait pas dû être, on l’avait suffisamment averti, il était assez âgé pour comprendre cet avertissement, et l’avait bravé. Laslo, « Conner », et ce garçon à bord de l’autre appareil, ce « Thomas » jouant à la guerre alors qu’il y avait une vraie guerre, prétendant être quelqu’un de célèbre afin de hausser son pitoyable ego… irresponsables. Les trois garçons. Une entreprise ou un gouvernement avait le droit de protéger son bien. Simple réalité. Il était plus que probable que la zone interdite disposait d’un armement contrôlé par le gouvernement, et dans ce cas, la mort de Laslo ne méritait même pas un procès. Pas en temps de guerre.

Le comportement irresponsable qui avait tué Laslo ne venait pas des gènes d’Arnold. Celui-ci n’avait commis qu’une seule erreur dans toute sa vie, et cette erreur avait produit Laslo. De quelque façon que l’on interprète la mort de Laslo, ce n’était pas de la faute de Bellington Wace Arnold. La responsabilité pesait sur quelqu’un d’autre.

Mais…

À sa grande surprise, Arnold s’aperçut qu’il n’arrivait pas à garder son objectivité. Soudain, des souvenirs l’envahirent : la naissance de Laslo, le beau bébé dans les bras de sa mère surnaturellement belle. Laslo faisant ses premiers pas dans ce même bureau, en tendant ses petits bras pour qu’on le prenne. Laslo conduisant une petite voiture rouge, riant et riant. Laslo tapant fièrement son nom sur le clavier pour la première fois, bien que ce ne fût pas le sien, LASLO D. ARNOLD…

Des larmes inattendues brûlèrent les yeux d’Arnold. Il retomba, effondré, dans son fauteuil. Après tout, il avait aimé son fils disparu. Mais jamais autant que la mère qui avait dorloté Laslo, l’avait gâté, et causé sa perte.

À la pensée de Magdalena, les larmes d’Arnold se tarirent. Il allait falloir l’appeler, lui dire. Lui envoyer l’enregistrement. Pendant des années, Arnold avait évité tout contact avec cette garce. Mais ce ne serait qu’un bref contact ; un message préenregistré. Sa réaction à la mort de Laslo allait sans doute être violente, irrationnelle, pleine de désir de vengeance. Dangereuse.

Il pouvait du moins se passer de la voir.